Eric Bordelet, le vigneron du cidre et du poiré
LE MONDE | • Mis à jour le |Par Stéphane Davet (Charchigné (Mayenne))
Rencontre en Mayenne avec un cidriculteur d’exception.
Si les vendanges sont maintenant terminées, la récolte des pommes et des poires, débutée en septembre, ne finira qu’à Noël. Dans les anciennes écuries du château de Hauteville, à Charchigné, les ramasseurs déchargent, épuisés, des caisses-palettes de petits fruits aux allures revêches et au goût sauvage. « On les croirait cueillis grain par grain », commente Eric Bordelet, comme s’il avait devant lui une vendange de Château d’Yquem.
Le château n’est pas bordelais, mais mayennais, et s’il parle de l’assemblage des pommes fréquin, javron ou tête de brebis comme d’autres vanteraient celui du merlot et du cabernet-franc, cet ancien sommelier est bien cidriculteur. D’exception.
« Pureté, justesse des équilibres, longueur en bouche, complexité aromatique… On pourrait presque dire des cidres et des poirés d’Eric Bordelet qu’ils sont vineux », analyse Antoine Petrus, Meilleur ouvrier deFrance en sommellerie, et jeune directeur du restaurant Lasserre, à Paris, qui, comme d’autres étoilés, propose les bouteilles du Normand à sa carte.
« L’EXPRESSION DU FRUIT, DU TERROIR ET DU MILLÉSIME »
La production cidricole française se partage souvent entre produits industrialisés sans caractère et cidres fermiers d’une rusticité trop âpre et gazeuse. Ceux d’Eric Bordelet méritent le verre à dégustation plus que la bolée. Sans doute parce que celui qui a préféré l’appellation « artisanal » à celle de « fermier » se concentre sur « l’expression du fruit, du terroir et du millésime. J’ai cherché à appliquer au cidre ce que j’ai appris de l’œnologie ».
Fils d’agriculteurs, dont la ferme se trouve près de Charchigné, sur le site de Hauteville, Eric Bordelet, 51 ans, s’est formé au service à l’école hôtelière de Granville (Manche). Exilé ensuite à Paris, il côtoie de belles maisons – le Trou gascon, Le Duc… –, avant une première révélation. En 1986, Alain Passard, lance, rue de Varenne (Paris 7e), L’Arpège, futur trois-étoiles et pôle du renouvellement culinaire. « Comme Passard n’avait pas assez de sous pour payer un sommelier professionnel, il m’a proposé de me formerà ce métier. »
Impressionné par les intuitions créatives du cuisinier, Bordelet l’est plus encore par les vignerons qui lui sont présentés. L’un d’eux, le regretté Didier Dagueneau, druide visionnaire du vignoble de Pouilly-Fumé, deviendra son mentor. « Avec Didier, comme avec Marcel Lapierre [Morgon], Henri Jayer[Richebourg] ou Nady Foucault [Saumur], j’ai pris conscience du respect nécessaire de la terre et du fruit. J’ai aussi compris qu’un grand vin a souvent été produit par une forte personnalité. »
Le sommelier quitte finalement la restauration en 1991 pour retrouver sesracines terriennes. Il suit pendant un an des études d’œnologie, mais… difficile de faire pousser de la vigne au croisement de l’Orne, de la Manche et de la Mayenne. Il décide alors de se consacrer aux pommes et aux poires.« Le terroir est, ici, une fusion de schiste et de granit, qui force les fruits àpousser dans la souffrance et donc à concentrer leurs arômes, auxquels ce sous-sol apporte des notes fumées et musquées », assure-t-il. La richesse du patrimoine fruitier local est essentielle. « On trouve ici des dizaines de variétés de pommes et de poires, explique le pomologue. J’en découvre de nouvelles chaque année. » Pour avoir planté des vergers, Eric Bordelet sait qu’un pommier devient adulte au bout de vingt-cinq ans, quand un poirier peutmettre un siècle. C’est donc sur d’autres terres que les siennes que le cidriculteur complète ses récoltes.
Au bourg de Saint-Julien-du-Terroux (Mayenne), à cinq minutes de chez lui, s’élèvent les troncs épais et cimes majestueuses de poiriers vieux de près de trois cents ans. Loin des dodues poires de table, leurs fruits couvrent les branches de petites boules. Pour les ramasser, il faut attendre que ces poires – plant-de-blanc, vinot, antricotin, belle-verge… – tombent naturellement sur l’épais tapis herbeux. « Tout est choisi ou éliminé manuellement », précise Bordelet.
UNE MINÉRALITÉ PRESQUE SALINE
Le cidriculteur possède aussi ses personnes ressources, un réseau d’anciens qui, régulièrement, lui font découvrir des pommiers sauvages, cachés dans des haies ou des champs oubliés. S’il « vinifie » un maximum de variétés, le Mayennais les classe en trois catégories. « Des fruits amers pour la charpente, doux pour la chair, acidulés pour le soutien aromatique. » Après cet assemblage, les pommes ou poires sont broyées grossièrement, pressurées délicatement, leur jus décanté, soutiré puis fermenté en cuves. Embouteillé un mois après, ce jus donne un cidre doux, avec de deux mois de plus il devient demi-sec, et après deux autres mois, un cidre brut.
A côté de cuvées dites « de soif », Eric Bordelet élabore deux grands crus. Celui du cidre – rebaptisé Sydre –, la cuvée Argelette (vendue environ 15 euros), offre une robe blond caramel, avec des arômes entre pomme et cuir, équilibrant parfaitement acidité et rondeur.
Le poiré d’exception est baptisé Granit (vendu entre 15 et 20 euros), comme la roche où se plantent les racines des très vieux poiriers. Arôme primaire de poire fraîche, développé en fleurs blanches et verveine, d’une minéralité presque saline, cette cuvée a l’élégance d’un grand champagne et – comme l’Argelette – sa finesse de bulles. « J’ai appris avec Anselme Selosse [star des vins de champagne] qu’un produit concentré étouffe la bulle »,revendique Bordelet.
Ce raffinement inspire les grands chefs. Double étoilé à Honfleur (Calvados) dans son restaurant le SaQuaNa, Alexandre Bourdas suggère de boirel’Argelette sur des plats mijotés ou crémés, mais aussi des poissons,« l’autre jour, il a fait merveille sur des sardines grillées ». Pâtissier de haut vol, Sébastien Gaudard vend les produits Bordelet dans ses deux boutiques parisiennes. « Le poiré avec une tarte chocolat, conseille-t-il. L’Argelette avec une tatin. Et l’un comme l’autre avec le feuilletage caramélisé et les amandes d’une galette des rois. »
Dans leur cuisine, Eric Bordelet et son épouse Céline, nous ont fait dégusterde récents et vieux millésimes avec une soupe de potiron, des tripes et un camembert au lait cru. C’était parfait.
Où trouver les cidres et poirés d’Eric Bordelet ?
Pâtisserie Sébastien Gaudard, Paris 1er et Paris 9e.
Breizh Café (sur place ou à emporter), Paris 3e et Cancale (Ille-et-Vilaine).
Caves Legrand, Paris 1er.
Pâtisserie Sébastien Gaudard, Paris 1er et Paris 9e.
Breizh Café (sur place ou à emporter), Paris 3e et Cancale (Ille-et-Vilaine).
Caves Legrand, Paris 1er.
- Stéphane Davet (Charchigné (Mayenne))
Journaliste au Monde
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